L’indomptable Lievin – Acte I

Gens, Rencontres

Alain Lievin Insequis

Les mots ont une histoire, les images aussi. Regardez bien cette image, à la fin de ce portrait vous y trouverez la folie. La grandeur éphémère, la générosité. L’exclusivité, le désir et la précarité. Tout ce qu’elle ne dit pas, je me donne pour mission de le désenfouir.

Parce que dans chacun de mes portraits c’est un peu de moi, un peu de vous que je cherche. Remontons le temps, les certitudes et le fard de l’expérience : sautons dans l’inconnu.

Mais d’abord, je dois déblayer un peu. Connaissez-vous Lievin, Alain de son prénom ? Peut-être bien que oui. Peut-être gravitez vous dans le diadème de son rire, vous savez, celui à côté duquel on ne peut passer, croqué ici par Ouin Ouin, croisé un soir au Couvent :

caricature alain lievin

Rien n’est oublié : ni le regard gourmand de l’artiste face aux yeux inspirés, ni la houppette, la moustache et le rire, le rire…

Peut-être suivez-vous Alain sur Facebook, êtes vous familier de ses messages quotidiens, sa passion pour la danse, les animaux, les corps sculptés à la serpe?

Cet Alain là est ici. Dans la beauté qu’il expose, il retrouve son corps, jugez plutôt :

Alain demi nu

A vous, l’Alain que vous connaissez est déjà là parce que la plupart des photos sur cette page sont exposées sur les siennes.

Pas toutes.

Comme ses humeurs, ses colères, ses gestes nerveux, ses mimiques ses multiples bonheurs. Vous ne les connaissez pas tous.

Il m’aura fallu pas moins de 33 heures d’enregistrement pour les capter, les entendre les comprendre à travers les témoignages d’autres, connus ou inconnus, tous élus en son cœur et légitimes à ce titre.

Aux autres qui avez dix minutes à tuer -pas plus- découvrir Lievin décuplera le temps qui vous reste à vivre.

Parce qu’il y a ce moment en chacun où le moi se définit. Un cri, une évidence un moi irréductible libéré par les sens, délivré des convenances et dès lors invincible. Dans ces moments là nous sommes tous artistes et savoir que l’on en est capable nous sauve de la banalité ambiante, d’un train-train lancinant comme ses sonneries annonçant la fermeture des portes du métro comme celles d’une autre vie.

Chez Lievin cette musique est classique, elle est diffusée très fort fenêtres grand ouvertes sur Paris. Chaque fois que j’aurai été le voir, l’accueil fut sonore, grandiose. Nos rendez-vous sont conçus comme un spectacle dont il est le metteur en scène inspiré, délicat, maniaque car Alain fait de ses rencontres une comédie et c’est dans ce jeu là qu’il se sent vivre.

Rien n’a changé depuis la grande époque, toujours maintenant il guette l’apothéose à chaque syllabe, peintre séduit par ses pinceaux.

Cet instant chez certains s’étend sur des années, voir une vie. Ceux là sont d’éternels tourmentés et emportent avec eux leurs propres tempêtes. Ceux-là sont les Artistes. Celui que je vais vous conter en est un féroce, comme le fauve sa soif de liberté s’affiche avec panache, celui-là est Alain Lievin, l’Indomptable Lievin.

J’étais pas venu le chercher mais son exubérance trouve tout le monde. En string sur scène ou écharpe nouée sur un visage chauve, Lievin est une destination à lui tout seul.

1,83 mètres d extravagance, de maintien altier. Sa voix est son hameçon le plus efficace, écoutez plutôt :

Elle ne s exprime d’abord que sous la forme d’un enchantement : Alain a le rire sonore.

Sa bouche remplie l’espace et c’est ainsi qu’il s’est imposé à moi, un soir d’ennui sois-disant littéraire autour d’un non événement à propos d’une petite fille devenue reine et d’une mère devenue fille.

Lievin connait bien cette généalogie, il a fréquenté le Paris désaxé des années 70.

Rien ne l’y prédestinait, ce frère faussaire de son jumeau : Christian, l’humble, discret et consensuel frangin dont j’apprendrai seulement qu’il fut bon tireur à son service militaire. Lievin lui, est un artiste et n’allez pas prêter à son corps d’athlète une autre rhétorique. Ce serait mal le connaitre, en fait mal se connaitre tout court. Illustration :

bure de moine

Que voyez-vous ?

Une bure de moine et vous avez raison. Voici ce que cela donne quand Lievin s’y glisse :

Alain lievin moine

Cette transformation n’est pas un artifice. En fait elle définit l’homme : Lievin habite la scène et prend possession des costumes que lui offre la vie, des planches au bitume, sur le plateau d’un grand cabaret comme les pavés des Halles, cinq heures du mat’ et une équipe en tournage est séduite par le personnage. Où qu’il se trouve il doit briser la routine, ce qu’il désire au-delà de tout c’est sublimer l’instant, étourdir son public. Sa vie est une pièce, voici son premier acte.

Éblouir, transcender le sordide, la vie d’Alain compte tout ces exploits. Ça n’a pas toujours été facile.

Enfant discret et solitaire, il se chamaille avec son frère.  Adolescent, il ne trouve sa place nulle part, trouve refuge dans la nature.

Alain adore les fragments de la poésie de Reiner Maria Rilke car comme lui il est allé au pré, en parlant aux fleurs, il s’asseyait plein d’allégresse. Errance dans les champs, montée en lui de la sève du désir : un lit d’herbes fraiches, personne alentour. En solitaire parmi les fleurs, il trouve l’extase, sa quête ultime.

 – Je meurs les yeux grand ouverts dans ce que je contemple

Alain se fait poète quand il se raconte, les yeux aveuglés par le souvenir, le temps de l’évoquer. Les fleurs justement, qu’il adore, sont son premier public. Il communie souvent avec la nature, nu dans les champs de blé:

Je m’allongeais, j’étais seul, face au ciel, dans les bois, allongé dans un nid de mousse, nu. C’est indispensable… la nudité!

Recouvrons Alain un instant, remontons le temps, teintons la page de  sépia, gardons la blouse, la blouse d’écolier.

Alain et Christian trouble

Le sourire modeste, il est alors Alain Troublé. Le trouble, il l’instigue jusque dans mes lignes qu’il ensorcelle puisque un autre cliché s’invite, envahit mon écran et résonne en silence son grand éclat de rire :

Franck Valoire

 – Mon frère et ma sœur ! Quel chemin parcouru depuis !

Alain adore mettre côte à côte ces deux photos, l’une avec Christian son frère, l’autre avec Franck, ami et complice sur scène, affectivement appelé « ma sœur » par Alain et nous y reviendrons.

De la classe à la scène il y a du temps, de la sueur et du courage, un artiste qui se comprend, se construit. Car déjà dans la classe avec son frère, Alain a l’intuition de sa destinée, quelque chose l’attend, quelque chose de grand, à la mesure de son talent et son irrépressible désir de briller.

Mais Comment ?

Passée une adolescence sans fulgurance dans les Ardennes aux alentours de  Charlesville Mezière, il ne s’élève alors que lors de ses échappées champêtres

 – Ardennes, terre argileuse qui colle au pied, une nuit en février, la fureur du jour se levait, j’étais dans les champs labourés et face aux éléments déchainés, j’avançais, nu face à l’adversité, je suis tombé dans les buissons, j’étais dans un état lamentable, le pantalon couvert de craie.

Un avenir  sans sourire se profile : 17 ans, il sera ferronnier comme son frère. Mais Alain a autre chose en tête… Charles Trenet et Fred Astaire :

Charles Trenet

Un jour devant la télé il découvre sa vocation :  un truc en lui pétille. bouillonne, fini de faire l’amour avec la terre, de s’isoler en campagne pour jouir en ses cachettes. Il sera danseur.

Comment, lorsque l’on est en province, promis à un métier d’artisan, exprimer une folie dont l’esthétisme est reconnu ailleurs ? En s’échappant !

Non pas dans la nature mais dans la jungle urbaine et cette jungle sera, c’est et ne peut qu’être Paris.

Paris, lumière arrivée dans sa vie par l’intermédiaire d’une annonce, première étape vers ce qui deviendra sa raison d’être. Paris, où une certaine Dora Feilane propose des cours de danse.

Collectionneur compulsif, Alain sort de ses chemises de souvenirs la fameuse annonce brunie par les décennies :

cours dora feilane

Dora Feilane, danseuse puissamment habitée, artiste lumineuse dévorée par son talent, comme lui. Dora Feilane, si vous ne la connaissez pas, c’est l’incarnation des exigences de la danse. Sa grâce aussi…

Je ne vous en veux pas d’avoir laissé poursuivre… dans les cordes de cette guitare il y a la fibre, tendue, sèche, d’une danseuse abandonnée par son disciple favori. J’aurai pris contact avec elle, par téléphone. Depuis sa salle de danse à Aix, elle fut d’abord froide mais encline à parler. Lorsque j’ai cessé de me présenter, je souffle « Alain » élude son nom et Dora se fige à l’autre bout du téléphone, sous le soleil d’Aix un silence se crée, les décennies remontent à la vitesse de la lumière : « Alain, ça remonte à loin… ». Rarement j’ai percé à ce point un cœur  de manière aussi fulgurante, sans le vouloir, à 760 km de distance et quatre bonne décennies. Nostalgie pénible dans sa voix, j’ai réveillé un spectre, une blessure sans doute et la grande Dora Feilane raccroche… elle ne lui a pas pardonné… le cabaret.

Le cabaret, ce rêve qui le poursuit il n’y est pas encore, rappelez vous : Alain est encore en province, il a dix sept ans et décide de prendre des cours de danse, intègre l’atelier de Dora à Paris. Chaque semaine son sac sous le bras, il prend le train et gagne la capitale. Il est tout de suite en phase avec lui. Et puis… le service militaire.

 – Je veux pas tirer, c’est danser que je veux.

Service en duo avec son frère, Alain n’est pas encore éphèbe mais il en a la prétention : tirer sur des cibles, très peu pour lui. Première concession du monde à Alain : le gymnase de la caserne lui est confié pour répéter. Pendant que Christian, tireur émérite, s’entraine dehors, lui répète son pas de bourrée et transcende ainsi l’austérité du lieu.

Alain affirme déjà tout son être et la comédie de la vie -toujours elle- s’empare du moment pour la première célébration du « soldat Troublé », décoré pour son mérite au tir. Christian le frère est le soldat modèle, Alain son trublion et c’est lui qui par erreur est appelé !

Première prestation comique pour le gauche et maigrichon artiste en devenir. Rien d’autre sur cette période sous les drapeaux : c’est ailleurs que tout se fait.  Chez Dora, le corps suit ses aspirations. Le gringalet sculpte son corps devant la glace, devient en un an le meilleur danseur de la troupe. Depuis qu’il a quitté la ferronnerie pour la danse, Alain se bat seul pour elle, envers et contre tous, finance seul ses cours, son incapacité à servir une arme à la main est une évidence : il se fait réformer.

 – Ah ! le passage des blouses blanches : toute une histoire. 

Il n’est pas seul à vouloir quitter l’armée.

Retour auprès de Dora Feilane, il tourne plusieurs années avec elle, se produit dans toute la France.

Maintenant il ne vole rien, aucun autre ne peut prendre sa place, Alain exulte dans la danse contemporaine puis classique, s’aime de si bien se trouver.

danse contemporaine dora feilane

Alain est un besogneux, répète sans cesse, ses cuisses gonflent son torse se dessine et la nature fait éclore la rose en tournée avec Dora, la France y passe, un an à se produire pour pas grand-chose mais les chaussons et les collants s’usent, Alain se perfectionne et n’oublie pas de piquer.

Malgré lui, pour lui et parce que lui.

Hélène, son amie sa femme la mère de son fils est réaliste. Il l’a connue à Paris, dans une banque privée où la cravate l’insupporte, c’est muni de son gigantesque sac de sport qu’il s’y rend : après la sueur des comptes, les répétitions.

Car l’artiste doit vivre parmi les autres aussi, compter avec la mécanique de son corps qu’il faut nourrir, son cœur qu’il fait entretenir. Un boulot bordel et un vrai !

Comptable. Voyez comme le titre lui sied…

le cri Edvard Munch

Aujourd’hui ses chaussons trainent toujours dans son séjour, témoignent  de son ardeur à répéter, danser sans cesse devant le miroir. Mais la danse, si pure et perfectionnée soit-elle est trop sérieuse pour son âme taquine, ce donc il rêve c’est de …cabaret :

cabaret 2

Cabaret…

cabaret 1

Cabaret !

cabaret 3

Mais nous n’en sommes pas encore là, Alain ne se promène pas encore le sexe à l’air, entouré de filles sublimes, les grasses rémunérations en espèces ne remplissent pas encore ses poches… Alain a quitté la ferronnerie pour la danse, pour Paris. A Paris justement Alain porte bien mal la fonction de comptable et forcément : se fait remarquer.

D’une personne en particulier, Hélène.

 – Mais qu’est-ce que c’est que ce personnage ? Son physique, son visage : il ne faisait pas du tout employé de banque ! Et si extravagant…

L’époque est ancienne, elle a ses codes et parmi eux : la blouse.

 – Alain portait une blouse. Et ça ne lui allait pas très bien (rires)  Il était beau. Et aussi très intéressant. Il avait tellement besoin qu’on le remarque : très vite il a porté des tenues extravagantes. Alain il est comme ça : l’extravagance est son fonds de commerce !  Me confie Hélène dans un grand éclat de rire.

Alain est un ovni à la banque, son gros sac de danse balancé derrière l’épaule. Hélène, « petite bourgeoise » discrète, c’est elle même qui le dit, est conquise tout de suite.

 – Alain est si bon, si doux, si gentil… un peu naïf aussi.Alain est un artiste, il a ça en lui. ça n’était pourtant pas évident pour lui, ce fils d’ouvriers si modestes… son faux jumeaux charmant mais rien à voir avec lui. ALain :  c’est une coquecigrue !

Un mouton à cinq pattes à la banque comme dans sa famille… mais un mouton flamboyant.

 – Un homme extraordinaire ! Jamais je n’ai rencontré d’homme comme lui !

Leur rencontre a plus de 45  ans, nous sommes en 1971, Alain a 18 ans. Hélène se désole de travailler dans cette banque. Les gens lui semblent un peu bizarres, mais Alain détient la palme. Il est drôle, tout le monde l’adore. Avec Hélène l’amour arrive vite. Elle le présente à ses parents, Alain fait sensation, à des niveaux différents : son physique hors normes, les traits singuliers de son visage, sa manière théâtrale de s’exprimer : le père d’Hélène est un homme de son siècle, manque de tomber à la renverse, dépassé. La mère, elle, est charmée, l’adore. Alain et Hélène ont un enfant, Guillaume, se marient.

Le mariage comme la banque et le service militaire est une convention dans laquelle Alain est mal à l’aise, sa vie c’est la danse, il est jeune, beaucoup plus jeune qu’Hélène et  ce dont elle a besoin, elle, c’est de stabilité : leur couple dure trois ans. Et une vie entière d’amitié. Puissante, unique, Hélène reviendra dans la pièce, elle y revient : la place qu’elle détient est exclusive.

Mais Alain  veut danser, jouer. Un artiste, un pur , un dur : un a r t i s t e. Il quitte son travail à la banque -Ouf !-

Ce qu’il aime par dessus tout c’est le cabaret. Qui lui permet de sortir de sa peau et s’exprimer sur scène. Las de la danse contemporaine, la danse classique, s’il a le cabaret en tête, c’est pour les Folies Bergère qu’il quitte Dora Feilane, et la tenue y est… moins dénudée mais très chic :

Folies bergères

N’est-il pas magnifique notre Alain, canotier, canne et pantalon ajusté ? les Folies Bergère c’est l’école du spectacle, de la démesure des stars !

Il y croise du beau monde, fait l’objet d’attentions, de compliments, de dédicaces :

liliane montevecchi

Liliane Montevecchi, si par malheur vous ne la connaissez pas, have a look at this :

Après la danse moderne, la danse classique, les heures à suer devant un miroir les paillettes et d’autres sueurs, toujours autant de travail, peu d’argent le soir, puis les amis du soir lui proposent… le cabaret !

Ah le cabaret !

Les meilleures années d’Alain, le Champagne, les billets les nuits sans fin. La camaraderie avec des hommes aussi beaux et musclés que lui, des femmes aux seins nus, des tournées inoubliables aux quatre coins de la France, des carrioles en guise de loges…

lievin cabaret erotiquelievin années follescabaret 6

Années folles, années dé-raisonnées, instant trop fort pour faire des plans, Alain s’enivre, il n’est plus second de revue sur les marches des Folies Bergère, il vit à cent à l’heure, Sa sœur vient le chercher. Le rideau tombe maintenant. L’Acte II s’écrit…

 

3 réflexions sur “L’indomptable Lievin – Acte I

  1. Un bien beau portrait. Voyons, voyons…la dernière conversation c’était devant le Forum des Halles en transformation avant le prochain délire d’architecte qui allait « révolutionner « cet endroit. Hou là là. Bien loin tout ça. Se perdre de vue comme ça, c’est mal. Une de tes admiratrices m’a transmis ton numéro de portable. Je vais me permettre de t’appeler. Amical salut de Bruce

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  2. Superbe reportage de mon Vaillant guerrier, Alain Lievin, avec lequel j’ ai dansé et partagé de merveilleuses années d’ Artiste, en cabaret en music hall- et en folies, quels inoubliables souvenirs dans nos cœurs .
    Caroline Monat Danseuse.

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