Portrait de psy évanescent

Gens, Rencontres

Parfois lors d’une interview une dimension humaine se détache nettement du métier, un trait de caractère ou une aspiration singulière qui donne une couleur vive à l’échange. C’est là, je l’avoue, le sel de mes rencontres. C’est aussi ce qui rend leur rédaction ardue. Pour l’interview suivante j’ai choisi d’aborder directement cette dimension en tendant mon micro à une professionnelle de l’esprit : une psychothérapeute.

Une, parce qu’une compagnie féminine m’est plus agréable, deux parce qu’en plus d’être psy, Eva K est aussi une personne avec qui la connivence est instinctive. Assez pour m’ouvrir les portes de son cabinet et de son esprit, à elle.

Je ne suis pas déçu.

Il y a deux Eva K. La première est une jolie maman que vous n’aurez pas le plaisir de voir car l’anonymat a été ici adopté. Mais fidèle à son approche de la personne par le langage et la symbolique, elle m’a fait la faveur d’une illustration par l’artiste grapheur Nam Dy :

Nam Dy

On peut y lire cette citation de Paul Valéry : Il dépend de celui qui passe. Que je sois tombe ou trésor. Que je parle ou me taise. Ceci ne tient qu’à toi. Ami n’entre pas sans désir.

ça tombe bien : du désir, j’en ai à revendre.

Généreuse et réactive, Eva n°I emporte dans ses élans toute appréhension. La chevelure abondante et la voix chaleureuse, Eva K est une bienveillante volcanique. Cette femme vous la croisez tous les matins dans l’ascenseur, le métro et elle est de ceux qui font fleurir d’un regard les sourires.

Et puis il y a la deuxième Eva, psychothérapeute, assise les genoux croisés le regard et le menton droits qui m’écoute la rassurer sur les ressorts de cet entretien.

Mais c’est moi qui vacille.

Elle m’a pourtant invité à choisir un siège –le sien, je ne le savais pas– et joue à fond le jeu en prenant elle, la place du patient. Entre nous, deux mètres environ de moquette, un océan de possibles. Elle explique :

– Le patient doit pouvoir être à son aise, ne pas se sentir contraint.

Drôle comme ce mot agit en étau sur mon corps. Je perds confiance. Parce que j’ai en face de moi une professionnelle des méandres intérieurs, je soupçonne dans son attention la faculté de me capter à mon insu. Elle ne me rassure pas :

– On peut en apprendre déjà beaucoup d’un simple coup de sonnette…

Damn ! Cerné avant même d’être entré. Je détourne l’attention :

– Y’a quoi derrière ce rideau ? (son fauteuil est disposé à l’angle d’un mur et d’un rideau)

Elle sourit.

– De cette question aussi, on peut tirer beaucoup de choses.

Re-Damn ! Je suis pourtant venu la sonder, elle. Difficile de prendre possession de l’espace quand on sait que chaque geste, chaque ondulation de la voix sera objet à interprétations.

Eva dit que chaque personne a son langage. Son travail est de le comprendre afin d’aider le patient en souffrance à trouver son axe. Elle répète souvent ce mot –souffrance– comme si cette dernière était le bagage indispensable de tout patient. Mon cœur se leste.

– Toutes les personnes qui font appel à toi souffrent ?

– Non. Certaines rencontrent un problème identifié et viennent trouver une solution. Ce qui fait la différence entre une consultation et un café avec une copine, c’est le cadre de la séance. Il arrive que des personnes ayant déjà conté leur histoire par le passé n’en perçoivent le ressort qu’ici. Parce que la parole est libre, qu’il n’y a pas d’enjeu avec moi.

– Quelle est alors la différence –pour toi– avec les confidences d’un proche ?

– Je ne suis pas dans le même état d’esprit, je n’ai pas ce recul hors du cabinet.

– Tu ne psychotes pas dehors ?

– Non. Ce serait impossible sinon. A l’extérieur j’ai des enjeux, affectifs notamment.

– Et avec tes enfants, tu ne joues jamais la psy ?

– J’en suis incapable !

– Et là, tu ne m’analyses pas ?

– Non !

– Tu as déjà vu un psy ?

– Bien sûr. C’est un travail constant sur soi.

– Revenons à la souffrance… jamais personne n’arrive ici guilleret, pimpant ?

– C’est plutôt rare. L’enthousiasme excessif peut aussi être une façon de dissimuler une souffrance…

J’ai envie de lui retourner la remarque –Eva est du genre enthousiaste– mais la posture professionnelle qu’elle a prise depuis le début de l’interview m’en empêche : d’ordinaire explosive dans son affection, elle est là toute en retenue, les mots sont posés sans vague, seulement ponctués de temps en temps d’éclats de rire libérateurs. Je respire.

Pas longtemps car elle évoque le préambule de cette rencontre :

– Je sais que tu voudrais que je parle de mes cas douloureux mais je ne peux pas. Même anonymement, ce n’est pas déontologique.

Si l’annonce ampute 95% de mon projet initial elle signale au moins un élément de la personnalité d’Eva :

– Pas la peine d’essayer de te convaincre, tu es du genre… déterminé ?

– Oui.

Elle dit ça sans éloquence, avec la simplicité de ceux qui ne s’embarrassent pas à camoufler leurs facultés. Si l’on y ajoute un regard bleu sans le moindre clignement, une tablette sur les genoux prête à pallier à toute carence, je suis déjà en mesure de le dire, et même de lui dire :

– En fait, il y a deux Eva.

Elle sourit. Cette interview ne sera pas de tout repos. Après cette épiphanie, je ramène la conversation au canevas habituel :

– Alors dis-moi : comment en es-tu venue à prodiguer des soins aux esprits ?

J’ai piqué la formule sur Wikipédia. Je pose mon enregistreur sur une table basse entre nous, elle le pointe d’un index :

– Tu sais que je ne fais jamais ça, moi, enregistrer mes patients. (Elle tapote son crâne) j’ai tout là.

J’en explique la nécessité pour ne pas me perdre en prise de notes. Elle ne relâche pas la pression :

– Je n’écris pas non plus. Je veux laisser par la parole la liberté aux gens de raconter leur histoire. Rien n’est figé, tout est en mouvement. Le métier d’accueil des personnes est une matière vivante.

Eva dit n’avoir rien préparé pour notre rencontre mais dans une phrase elle condense l’essentiel de sa personne. L’importance qu’elle accorde à la liberté, d’abord. Celle de ses patients mais aussi la sienne. Eva a quitté un emploi rémunérateur après 10 ans de service dans une grande boite américaine, décennie précédée de 5 années en école de commerce. Au terme de ces 10 ans elle a mené une formation de psy, tout en continuant à travailler.
Parcours un peu forcé par les circonstances mais qui exprime bien la volonté tenace de combler un manque, une quête d’absolu qu’elle revendique à la manière d’un personnage balzacien. Cette idée que dans la lumière apaisante de son cabinet ou dans sa vie tout est possible.

Mais ce constat je le ferai deux heures plus tard, pour l’instant mon analyse est beaucoup moins poussée :

– Donc, tu ne prends pas de notes.

Solitude… heureusement Eva est volubile et mène à son rythme l’échange, selon l’angle qu’elle avait seule envisagé.

Elle répétera tout au long de l’entretien que pour chaque séance, aucun schéma n’est préétabli. J’ai du mal à la faire entrer dans le club des psys à lunettes emprisonnant leurs patients dans de petites cases comme s’ils faisaient partie de mots croisés, le frottement de leur stylo ponctué de « hum, hum ». Chez Eva, l’individu est un univers qu’elle appréhende avec gourmandise avec la seule volonté d’y apporter la lumière dans les angles les plus obscurs.

– Il faut voir la séance comme un théâtre où le patient rejoue des épisodes de sa vie. Je suis là pour comprendre la pièce et aider la personne à trouver son axe à travers tous les éléments qui le brouillent.

– Si nous avons tous un axe, tu as le tien : tu as une idée de ce que tu vas dire, maintenant ?

– Non. Si. Pour moi ça a commencé le jour où tu me l’as proposée, en fait. J’avais un peu peur et puis hier, le fil de cette dernière semaine s’est dénoué…. J’ai trouvé l’axe.

Réflexe puéril, j’imagine ma psychothérapeute armée d’un spray magique qu’elle active à intervalles réguliers autour du patient à la manière d’une sorcière couverte de gris-gris. Si vous n’avez pas l’image en tête, ça donne ça :

chamane31

Parce que Eva a ce talent d’inonder le débat de références fantasques, derrière son visage avenant et la simplicité de sa tenue se cache une véritable chamane. Rien n’est figé, à commencer par sa parole et c’est moi qui assiste à la pièce qu’elle me joue, occupant seule la scène, faisant craquer ça et là les planches nervurées de ma curiosité. Eva me plonge en quelques mots dans les rivières aux courants insoupçonnés des circonstances de notre entrevue. Et j’ai bien du mal à émerger dans l’estuaire de ses réflexions.

En filigrane se dessine sa manière de fonctionner à lier entre elles des données éparses pour trouver une direction, un axe. Je suis dans le brouillard.

– Tu pars de zéro avec chaque patient ?

– L’important est de ne pas les faire entrer dans une case. Évidemment il y a des praticiens qui s’appuient sur la théorie pour appréhender leurs patients. Moi je suis dans une approche empirique. Chaque personne a son langage. Même lorsqu’elle est très confuse.

– On peut être cohérent dans son chaos intérieur ?

– Il y a toujours une logique, même chez les patients aux professions très structurées –informaticiens, comptables– les éléments d’un langage intrinsèque sont là.

Et je commence à comprendre le sien. Le pourquoi de cette rencontre se profile aussi : une propension chez Eva à s’étendre sans retenue tout en restant fidèle à la lettre à ce qu’elle est.

L’interview est dans sa première demi-heure et je choisis de poursuivre sur des bases plus consensuelles :

– Il y a une grande part d’altruisme dans ton travail. Beaucoup sont dubitatifs sur la démarche même de consulter. C’est quand même bien pratique de pouvoir parler de soi pendant 45 minutes à quelqu’un payé pour ça.

– Personne ne se rend chez le psy par hasard. Il faut un grand courage pour le faire.

– La bienveillance fait partie de votre déontologie… la séance n’est jamais un prétexte pour se confier à une oreille forcément conciliante ?

– Les gens viennent chez moi pour trouver une solution. Ils viennent de leur plein gré, ils paient et ils ne sont pas remboursés.

10 ans de marketing : la démonstration ne souffre d’aucune critique. Mon cursus à moi me confère un goût coupable pour le poil à gratter :

– Il y a d’autres moyens que la psychothérapie pour atteindre le même résultat.

Eva ne tombe pas dans le piège.

– Évidemment. Tout ce qui permet de se sentir bien, de reprendre confiance en soi. Pour certains ce sera le sport, pour d’autres la religion…

– A propos de souffrance, la perte de confiance est constamment reprise sur les sites web de tes confrères.

– Il y a aussi la somatisation. Lorsque aucune cause médicale n’est trouvée à un mal, les patients sont renvoyés vers nous par les médecins.

– Tu parlais du sport, de la religion, ce n’est pas dangereux de se jeter à l’excès dans ces eaux là ?

– Ça dépend. Si la personne est heureuse, où est le problème ?

– Le bonheur est toujours la solution ?

– Si la personne se sent bien, oui.

– Et pour les enfants (Eva reçoit aussi des enfants) ça fonctionne de la même manière ?

– Très souvent l’enfant n’est là que pour signaler une problématique familiale.

J’en suis quitte pour mes idées reçues. Je relance quand même en mentionnant le temps millimétré des consultations qui borne de fait l’expression du patient.

– Il y a un cadre d’expression. Je suis gardienne de ce cadre.

Eva joint le geste à la parole et le cadre apparaît d’un seul coup entre ses doigts joints, sa figure tutélaire juste au dessus. Chamane, c’est une chamane ! Cette autre Eva qui parle, le regard fixe et l’humeur égale. Elle poursuit :

– Je n’interromps jamais les gens quand ils sont vulnérables. Mais la bienveillance, c’est pas le sucre et le miel.

– Tu ne t’énerves jamais, tu n’as jamais envie de secouer tes patients en leurs prenant les épaules, tu ne cries jamais ?

– Crier ? Nooooon !

– Mais si tu es en colère, tu ne l’exprimes jamais ?

– Le contre transfert existe, mais en tant que psy, cette colère qui monte veut dire quelque chose. Je dois savoir quoi.

La deuxième Eva est aux commandes. J’en profite pour vider ma besace de ses questions enquiquinantes :

– Est ce que le patient t’infiltre, parfois ?

– Il va essayer.

La chamane se mue en lionne dont chaque croc est armé d’une nuance.

– C’est un mécanisme de défense ?

– Ça dépend.

– Est-ce que les gens se sentent juger par leur psy ?

– Je n’en ai pas l’impression, ce n’est pas mon travail de juger. Il y a une alliance qui se crée entre nous et les patients. La personne doit pouvoir se débrouiller seule à l’issue des séances. J’essaie de la raccrocher à son histoire. Chaque personne a sa propre économie. Et on visite, on essaie de voir où ça ne marche pas.

Je pointe du doigt une boite bien en évidence.

– Les mouchoirs ne sont pas là par hasard.

– Ils sont là parce parfois beaucoup d’émotions ressortent. Moi aussi il m’arrive d’être émue.

Sa voix se réchauffe, le débit est plus lent : Eva I tente une percée.

– Il y en a qui ne te regardent pas dans les yeux ?

– Le contact oculaire peut être très difficile au départ. Pour les gens dans un état cristallin, même une respiration trop forte de ma part peut être une gêne à leur liberté. Les silences se respectent. Il y a une pudeur chez chacun, c’est nécessaire et important, je dois la respecter. Parfois il y a du transfert négatif, une grande colère manifestée de manière infime… je dois être attentive à ces signes.

Je me sens si éloigné de cet état cristallin que je m’agace :

– Et les extravertis : ils ont un problème ?

– Ça dépend. S’ils sont heureux comme ça, ce n’est pas un problème. Chaque personne arrive avec son bagage, ses propres mouvements. Le plus important pour moi est de rencontrer cette personne. Parfois il suffit d’écouter. On (les psy) a tous des bases mais le but est de recevoir son patient avec l’esprit le plus ouvert possible.

– L’enfance, c’est un magma de faits générateurs qui revient toujours sur la table ?

– Pas seulement. Il y en a d’autres tout au cours de la vie.

– J’ai parfois l’impression que le psy explique tout par cette période.

– L’enfance tient une grande place dans la construction de l’individu.

– Tu es toujours neutre ?

– Autant que la nature humaine le permet.

J’aimerais passer outre.

– Revenons sur ton parcours. Tu es psychothérapeute depuis 9 ans, avant cela tu travaillais dans une grande entreprise américaine, comment ça se passait là-bas ?

– Très bien. Il se passait plein de choses.

La formule m’interpelle. Je sens bien dans ces dés gravés de mots simples le désir permanent de mouvement chez Eva, l’incompatibilité de sa nature avec un périmètre borné.

– Tu as changé radicalement de voie en devenant psy. Tu n’exclues pas de faire autre chose à l’avenir ?

– Oui.

– Dans cette boite où tu as travaillé dix ans, qu’est-ce qui n’allait pas ?

– Moi. Il y a une logique mercantile dans toute entreprise commerciale –attention, je ne rejette pas le principe de réalité– j’étais bonne, je faisais du bon travail mais je ne m’y retrouvais pas. Aujourd’hui cette expérience m’aide beaucoup car je ne suis pas en décalage avec mes patients qui la vivent.

– Tu travaillais toujours quand tu as mené ta formation en psychologie. Tu as eu un déclic avant d’amorcer ce changement de voie ?

– Non, je le savais mais je ne m’épanouissais pas. Je n’étais pas sur mon axe.

– Combien de temps a duré ta formation ?

– 5 ans.

– 5 ans à travailler et te former ! Mais comment tu as fait ?

– Je bossais les week-ends.

– Tu as sacrifié tous tes week-ends pendant 5 ans ?

– Pas tous. Et je ne sacrifiais rien : je passais enfin du temps à faire ce qui me plait.

– Mais il y a eu un choix de vie à faire. C’était pas sans risque ?

– Si. Énorme.

C’est ça qui est bien avec Eva : avec la sonorité d’un seul mot elle me pousse au bord d’un gouffre d’interrogations. Le ton baisse, les mots s’enchainent moins vite.

– Mais tout ce temps passé en école de commerce, en entreprise, c’était par obligation ?

– Non. C’était…

Des silences commencent à piquer ses phrases. Parfois elle s’interrompt complètement. A la réécoute je zieute en permanence mon enregistreur voir s’il ne défaille pas. Je comprends alors l’importance de ces moments d’où émerge cette part de soi trop souvent étouffée par l’environnement.

– C’était…

Eva ne fait plus attention à moi, elle lève les bras pour soulever ses lourdes mèches blondes, son regard se perd et j’avance en aveugle sur les planches de son théâtre intérieur. Réflexe professionnel ou association secrète d’idées, elle rompt la réflexion, ferme :

– J’ai pas souffert dans mon métier !

– J’ai jamais dit ça. Pourquoi passer autant de temps avant de trouver ta voie ?

– Le marketing, c’était quelque chose que je savais faire, c’était… facile. Et puis, en ce temps là je n’avais pas les armes pour m’imposer.

Je reviens sur l’évolution permanente de sa nature.

– Et il n’y a pas un risque que tu réveilles dans cinq ans, avec l’envie de faire autre chose ?

– Si ! Certainement ! (Eva I domine largement) mais je ne ferai pas un changement à 180° non plus. J’aime l’idée que dans la vie on ait la liberté de remodeler, rechoisir… que tout ne soit pas figé.

– C’est un état d’esprit… conjoncturel ?

– Non. Je pense qu’il s’appuie sur des choses en moi très très fortes.

– Tu aimes l’inattendu ?

– J’aime qu’il y ait un champ de possibles ouvert.

– Tu as besoin d’ouvertures.

– Oui. De liberté.

– Dans ta vie actuelle, tu sens qu’il y a des domaines fermés ?

– S’il y en a –et que je le sens– je vais vite souffrir.

– Tu as des frustrations ?

– Bien sûr. Mais les frustrations sont nécessaires. Sans elles il n’y a plus de moteurs.

– Et les gens qui s’affirment parfaitement épanouis, tu n’y crois pas, c’est contraire à ta mécanique personnelle ?

– Je ne crois pas qu’on puisse vivre pleinement tout le temps.

Je lui parle de ces religieux rencontrés lors de précédents interviews qui multiplient les extases lors de leurs connexions divines.

– Tu les envies ?

– Je les ai enviés. Je ne les envie plus. J’ai mis du temps à comprendre que l’absolu est un idéal qu’on ne peut pas atteindre tout le temps.

– C’est la quête que tu aimes.

– Exactement. Et ça va beaucoup mieux depuis que j’ai accepté ça.

– La vie est un effort ?

– Non. Si tu es sur ton axe, ce n’est pas un effort.

Le mot n’intervient jamais pourtant j’ai le sentiment que Eva croit au destin, cet axe qui nous transperce comme une lance et nous poursuit sans qu’on la voie. Eva K semble avoir trouvé son axe, elle se détend. La fusion des deux Eva est proche…

– Tu es perpétuellement en quête ?

Eva II m’interpelle :

– Ça n’a pas grand-chose à voir avec mon métier, ça.

– Mais ça a un rapport avec toi.

Elle s’adoucit. Ses mains s’animent.

– L’état de fusion n’est pas pérenne. La fusion mère-enfant, les premiers instants amoureux… ça ne dure pas. C’est important de ne pas avoir peur des changements. C’est comme les manques.

Devant l’arithmétique implacable d’Eva II, Eva I s’enfuit. Elle retrouve doucement mais sûrement le cadre qui lui est si cher :

– Si t’as pas de manque, t’avances pas. Le manque te permet d’avoir envie, de désirer. Le manque est un véritable moteur.

– Et tu attends quelque chose de tes séances, outre d’apporter des solutions aux patients ?

Eva II recentre :

– J’accompagne les personnes pour qu’ils trouvent la solution.

Dont acte. Sa voix gagne une octave, plus aiguë, le débit recouvre un rythme normal. Enfin presque, car Eva I n’a pas dit son dernier mot, la voix basse, le ton grave :

– Je n’attends pas de vivre des choses intenses mais je les reçois. Ce que j’aime ce sont les moments de transformation. Quand les personnes arrivent avec des souffrances et qu’elles arrivent à les transformer en quelque chose de beau.

– Tu aimes les gens.

– Oui ! J’adore écouter les gens parler, connaitre leur parcours…

– C’est un moment de grâce cette transformation ?

– C’est réjouissant.

– C’est ce que tu ne retrouvais pas dans ton expérience professionnelle, avant ?

– Oui.

Je reviens sur sa formation, celle de commerce, et les silences reviennent.

– C’est une période que tu as subie ?

– Non (…) A ce moment là je pense que ça me convenait. Même si globalement je pense que j’avais plus d’aptitude et de goûts pour le littéraire. C’était pas mal que je fasse Eco(nomie) car ça m’a ouvert à ses dimensions sociologiques.

– Toujours cette recherche de l’humain, dans l’économie.

– Oui. Je m’intéresse beaucoup à l’humain et avoir eu l’opportunité de comprendre le système dans lequel il évolue, ailleurs que dans la sphère intime ou familiale (résurgence d’Eva II) : c’était nécessaire.

– Toujours ce cadre… Tu as besoin d’être cadrée en fait ?

– Oui. J’ai besoin à un certain moment de rajouter de la structure.

– Comme la place que tu occupes ici et maintenant ?

J’essaie de ramener l’idée à l’environnement présent mais Eva s’est élevée et peine à descendre :

– Je pense que c’est utile au sens noble : ça donne du sens.

– Mais l’agencement de ton cabinet, c’est un aménagement nécessaire pour faciliter l’échange, tu ne pourrais pas faire ton travail ailleurs, dehors?

– Non. Le silence est primordial.

– Est-ce que le psychothérapeute peut provoquer une réaction chez le patient ou est il toujours neutre ?

– L’idée n’est pas d’arriver en séance avec sa personnalité.

– Pas d’extravagance ?

– Ça dépend. Ce n’en est pas une si le psychothérapeute y a toujours habitué le patient : un maquillage excessif, ce genre de détails.

– Et le patient qui cherche à te séduire, ça arrive ?

– Oui. Il faut alors le recadrer, comprendre aussi pourquoi il le fait. Vouloir à tout prix montrer à quel point on est génial peut alerter sur le besoin d’être constamment rassuré sur l’amour qu’on nous porte.

– Tu recadres ?

– Ça dépend.

Loin de la chamane, Eva II est un automate avec la bouche qui s’ouvre et se ferme en répétant « ça dépend ».

– Si la personne est heureuse comme ça, on ne change rien, dans la limite de la bienséance. On ne m’invite pas à boire un café. Je dois comprendre d’où vient ce désir de provocation, est-ce un mécanisme de défense ? Je dois aider la personne à reprendre de la distance et utiliser cette propension à bon escient.

Je répète :

– Il y a deux Eva.

Elle éclate de rire, surprise, puis projette la réflexion dans le confort de l’impersonnel :

– Quand tu es professionnel, tu es cantonné à ta fonction.

– Et comment tu vis ta liberté, là ?

– Je ne suis pas prisonnière. J’ai choisi ma fonction.

– Ça a toujours été comme ça, dès le début ?

– Tu travailles beaucoup pour que ce le soit.

Il devrait y avoir tout un pan de la psychologie dédié à ce transfert narratif du « je » au « tu » en passant par le « on » pour exprimer une même idée.

S’ensuit un échange sur sa formation, la nécessaire mise en situation. J’apprends alors que lors des stages les psychothérapeutes en devenir sont leur propre cobaye. Pour Eva, c’est une évidence :

– Tu ne peux pas demander aux autres d’avoir une position authentique et honnête si tu ne l’as pas prise toi-même avant.

J’ai du mal à croire que toute sa corporation s’investisse autant lors des séances :

– Chaque patient est différent ? On ne peut pas croiser les histoires ?

– Il peut y avoir des similitudes, oui. Mais j’aime garder une part de singularité dans chacun.

– Chaque patient vient avec son univers ?

– C’est ça.

– Donc, toutes les quarante cinq minutes, un univers ?

– Oui.

– Tu ne te sers jamais de tes mécanismes en dehors de tes patients ?

– J’aime bien le mystère chez les gens.

– Tu ferais quoi si tu n’étais pas psy ?

– Je ne sais pas.

– Elle voulait faire quoi, la petite Eva ?

– Aventurière ! Reporter ! Le monde brut ne m’a jamais suffi. Il manquait l’imaginaire.

– Et ici tu changes d’univers toutes les quarante cinq minutes ?

– Oui. C’est mieux que le cinéma !

Eva I –la copine– affiche un large sourire. Un écartement des lèvres qui clôt la rencontre. Enfin, le croyais-je ! Car une fois l’enregistreur éteint, Eva (fusionnée) se lance dans une série d’interrogations et je dois me concentrer fort pour établir un lien entre elles. Il est question d’initiales, de hasards chargés de résonances, de détails intimes de son histoire… à dix minutes de la fin Eva m’ouvre enfin son univers sans retenue.

Je me rends compte de mon erreur : si je m’étais contenté de l’écouter depuis le début sans l’enregistrer, tout aurait été plus vite. Une erreur professionnelle pour une interview qui en dépasse allègrement le cadre.

Des acteurs sans visages se bousculent sur la scène –facilités coupables, ascendants silencieux porteurs de bruyants échos– et le spectacle de ses méditations intestines m’emmènent sur d’autres terres, les exils que je chéris. Seulement chez Eva cet exode est une souffrance, une entorse à son besoin de tout structurer. Alors elle puise, elle fore en silence dans les mots des autres la source qui lui manque.

Je sors de là l’esprit évanescent, les réalités environnantes sont les accessoires d’un théâtre sans comédiens, avec l’impression étrange d’avoir mené une séance sans trouver de solution.

Plus tard, lors d’un échange électronique, Eva K m’apporte une piste sur le rideau en arrière plan : « C’est bien la question majeure, la matière essentielle du travail thérapeutique. Chacun trouvera sa réponse, le questionnement prend des formes différentes, mais dans cet interstice réside la porte d’entrée de l’expédition vers la découverte de l’origine du monde ».

Un peu comme le clignotement du curseur, en attente de devenir mot.

rideau

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